samedi 26 janvier 2013

Les truites à mains nues

Recueil de courts textes plutôt inégaux, mais dont j'ai quand même apprécié la plume imagée. Quelques extraits en vrac.

"Mercédesz me fixait avec ses yeux d'un gris très pâle, sans ciller. Puis, elle a repris lentement, en appuyant sur chaque mot :

- Il y a des choses magnifiques qui vous attendent, Charles, le savez-vous? Une vie exceptionnelle.

C'était bien beau, je voulais la croire, mais, dans le vaste espace où s'ébrouaient mes rêves, j'ignorais par où commencer."

Les truites à mains nues, Charles Bolduc, p. 13

***

"Il est facile de changer de vie. Faire le grand saut, remettre les compteurs à zéro. Même pas la peine de changer d'identité ou de recourir au programme de protection des témoins : il suffit de brasser les cartes, de secouer ses passions, de prendre quelques risques, et le tour est joué. Le problème, c'est qu'on ne se débarrasse jamais de soi complètement. On traîne derrière cet enfant solitaire, farouche, troué de blessures secrètes, cet enfant qu'on ne peut bâillonner et qui revient nous hanter en nous rappelant qui l'on est et pourquoi l'on est devenu ainsi." p. 18

***

"Elle s'appelait Alexandre, un prénom de garçon, ça arrive, mais il n'y a rien de grave là-dedans. C'était un nom d'empereur, de conquérant, d'écrivain, de pape et de roi de trèfle : un grand nom, célèbre, ce qui lui ouvrait tout un monde de possibilités. Il me fallait d'ailleurs admettre qu'il lui allait merveilleusement bien, comme le mot framboise  associé au fruit : l'union était à ce point harmonieuse qu'elle en paraissait naturelle, préalable au langage, inconcevable autrement." p. 46

***

"Plusieurs fois, j'ai volé des baisers sur tes lèvres surprises et nous nous demandions en vain si celui-ci était le mille neuf cent cinquante-quatrième ou le deux mille trois cent trente et unième, ils se ressemblent tant, et pourtant chacun est gravé à tout jamais dans la mémoire des pierres, avec sa beauté, sa douceur et sa détresse particulières, même après que l'Homo sapiens aura cessé son règne et que tout ça, toute l'histoire des civilisations, ne sera plus qu'un songe, une improbable mythologie, un souvenir vieux de près d'un million d'années perdu au fond d'une carotte glaciaire." p. 62

***

"Il manque toujours quelque chose, un peu de vaillance, de charité, de raison, de soleil, un ami à étreindre, un plus grand sourire, un échelon à gravir, une reconnaissance accrue, une vision fabuleuse à concrétiser, une rupture du donné, et c'est précisément cette négation de la complétude, cette façon d'approcher toujours mais de n'arriver jamais, qui permet à la conscience non finie de se projeter plus avant sur la ligne du temps, à la conquête de ses propres potentialités. 

Le manque, c'est l'origine disparue du désir, et c'est dans ce désir maintenu à l'état brut, dans ce manque aimé, dans l'irréalisation même d'un bonheur total et saturé, que se concentre le mouvement de la vie, sa promesse, son devenir inachevé." p. 66

***

"Sur la route, nous procédons à quelques essais, pour la bonne foi. Nous lançons des questions qui tombent à plat, des blagues suivies de rires cassés, des formules pleines de malaise qui vont s'écraser contre les vitres. Les mots se heurtent à ce vernis recouvrant les êtres, un glacis que les pointes du langage ne parviennent pas à percer, et ça se fait sans conviction, sans volonté de construire quoi que ce soit, sans espoir de pont, juste pour jeter des phrases dans l'air au milieu de nous, pour ne pas laisser l'inconfort s'insinuer lentement dans nos poitrines et nous lécher les parois de sa petite langue rugueuse, le véhicule à cent trente-cinq kilomètres à l'heure sur l'autoroute, avec cette impression curieusement satisfaisante d'aller nulle part mais d'y aller à toute vitesse." p. 88-89

***

" On apprend un tas de choses entre vingt et trente ans. On quitte l'allée centrale pour emprunter ses propres sentiers. On s'affine en forgeant son regard, sa pensée, sa démarche, rapaillant derrière les miettes d'une jeunesse insatiable. On s'entête dans des voies que personne ne juge bonnes, bien déterminé pourtant à ne jamais le regretter. On se branle moins souvent, on répare soi-même les meubles brisés, on prend une marche après le souper. Ces dernières années, on a appris le tango, le russe, le remplacement d'une poulie d'alternateur et la confection d'une succulente lasagne végétarienne. On a accepté le passage et les traces du temps. On a vaincu l'ironie, mais pas les gouffres. Il nous reste encore bien des leçons à tirer de l'existence." p. 133

***

"On s'est aperçu que la fameuse sagesse venant avec l'âge est surtout affaire de renoncements et d'altérations : les rêves, la fureur, les idéaux et les grandes quêtes finissent tous par se perdre dans le lent ressac des jours. Autour de soi, on en a vu plusieurs accepter leur sort, cesser de s'en faire et tâter une nouvelle forme de bonheur, plus limitée, moins transcendante. Un bonheur légèrement à côté de la vie. À côté de leur vie. S'ils avaient d'abord voulu changer la société, les arts et la politique, aujourd'hui ils s'accommodaient volontiers d'y trouver une place, sans trop se renier ni se trahir. Voilà ce à quoi on ne savait se résoudre." p. 136

***

"Trente ans, c'est réputé être l'âge de raison, l'âge d'homme. L'âge de la maturité et de la fidélité. C'est aussi l'âge de tous les rêves et de tous les possibles. Celui de tous les choix. Pour Balzac, c'est l'âge de la vérité. À  trente ans on fait donc le bilan, on considère le chemin parcouru et on s'étonne d'être encore en vie.On réfléchit sérieusement à ce qu'on peut faire pour améliorer sa condition, son attitude, son comportement. On mesure l'usure, on dit au revoir à quelques fantômes, comme on laisse ses valises, et on poursuit l'odyssée." p. 138


Aucun commentaire: