mercredi 18 janvier 2012

L'éternité en accéléré, encore et encore

"Il y a en moi deux personnes. Celle qui a ce désir terrible, extrêmement hystérique et donc humain de vouloir à tout prix que quelque chose arrive, de demander à la journée d'être marquée, gravée dans la mémoire et dans l'histoire. Cette Catherine se crée des problèmes et des ennuis là où il n'y en a pas, pour se donner l'illusion de l'existence. Et puis je sens en moi souvent l'autre créature, celle à qui je donne si peu de place, celle que je condamne au silence, que je censure. Cette Catherine-là est heureuse du peu qu'est la vie. Elle est capable de se contenter d'un mot, d'un geste, d'un lieu, d'un parfum, d'une salle de classe qui se remplit lentement à partir de huit heures trente, accueillant des étudiants aux cheveux emmêlés, à peine réveillés. Elle sait s'installer dans un bonheur niais, sans mémoire. J'ai déjà surpris cette fille-là à sourire au soleil qui entrait l'hiver dans sa maison et se posait sur sa main triste. J'ai déjà surpris cette gamine de presque cinquante ans à chanter une chanson de Lou Reed en riant.

Ce qui me semble le plus cruel avec l'âge, c'est ce sentiment que décrit Roland Barthes dans un séminaire : si la vie est souvent projet, projection et si nous nous consolons de ce que la journée ne nous donne pas, en imaginant qu'un jour tout arrivera, avec les années qui passent, nous découvrons que certaines choses ne sont plus possibles, qu'elles n'auront tout simplement pas lieu pour nous. Quand j'étais jeune, je croyais naïvement que je pourrais lire tous les livres dont on me parlait et visiter tous les pays du monde. La vie était virtuellement pleine. Maintenant que le temps a passé, je sais bien que certains livres que je voudrais lire me seront à jamais inconnus et que je ne pourrai voir le monde comme j'y tenais tant. Bien sûr, il est vraisemblable qu'il me reste encore beaucoup de terres à découvrir, beaucoup de mots et de gens à embrasser, mais "passé le milieu de la vie", comme le dirait Barthes, il est inévitable de comprendre que certaines choses n'auront pas lieu, que le possible ne contient plus le même fantasme de totalité que se permet la jeunesse. Il faut faire le deuil fou du tout."

L'éternité en accéléré, Catherine Mavrikakis, p. 123-124

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