dimanche 2 février 2014

Encore Arvida

Avertissement : certaines lignes sont d'une cruauté sans nom, mais foutrement bien écrites.

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"Dans l'auto, plusieurs fois son père se racla la gorge. Il fredonnait et se raclait la gorge encore. Tout le long du trajet, l'adolescente répéta dans sa tête "Parle pas parle pas s'il te plaît parle pas." On ne voyait que la silhouette des arbres et des poteaux de téléphone et des maisons et des garages et des granges et la nuit était une lumière noire incandescente qui illuminait les choses jusqu'à les effacer sous leur ombre et son oeuvre était complète sauf pour quelques ampoules nues allumées au-dessus des linteaux.

Elle savait ce qu'il aurait dit.

Il aurait dit :

- Le monde est un endroit dur pour les hommes pis peut-être pire pour les femmes pis c'est dur de mettre des enfants dedans pis peut-être encore pire d'y mettre des filles. On peut montrer aux garçons tout ce qu'on sait pis espérer qu'ils vont s'arranger avec ça exactement comme on a fait mais les filles sont des choses fragiles pis c'est tentant pour un père de jamais rien leur apprendre en souhaitant qu'il leur arrive jamais rien pis d'essayer de les protéger du monde au lieu de leur montrer comment vivre dedans.

Elle se répéta durant tout le trajet "Parle pas, papa", parce que s'il avait parlé elle aurait été obligée de lui dire qu'elle avait appris tout ça toute seule il y a bien longtemps et que son silence ne l'avait protégée de rien."

Arvida, "L'animal", p. 152-153

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"Le catéchisme n'a pas de réponses toutes faites pour des questions comme ça. Elle a fait de son mieux. Elle a dit que Dieu avait toujours voulu pacifier le monde et que pour ça il avait dû se montrer longtemps très dur pour refouler tout le mal qui pullule dans le coeur des hommes. Dieu avait fait semblant d'être terrible avant d'envoyer son Fils nous révéler qu'il était amour. Pour notre bien. Un peu comme mes parents qui m'aimaient devaient me punir quand j'étais vilaine. C'était bien essayé mais j'étais déjà assez maline pour reconnaître une explication trop commode. J'ai gardé ça en tête longtemps et j'ai finalement compris des années après. À cause de toi. Ce n'était pas la première fois que tu venais à moi mais c'était la première fois que tu m'as dit que tu m'aimais. C'est là que j'ai compris. Dieu t'aimait comme moi. Il nous aimait tous les deux, il nous aimait étranges compagnons de lit toi gros bonhomme et moi enfant, il aimait tes mains sur moi et ton linge plein de sueur, il aimait mes pieds froids et mon nez glacé, il aimait tes tourments passés autant que les miens futurs. C'est là que j'ai compris, je te dis. Dieux est amour et c'est pour ça qu'il est terrible. On ne peut pas vivre en sachant ça. On peut juste saccager sa vie et saccager son corps et repousser les autres et blesser les autres. On peut juste être mal et j'ai été mal tout le temps et c'est de ta faute et de la faute du Dieu stupide qui t'a aimé comme il m'a aimée, du Dieu qui t'a aimé gros chien sale et qui m'a aimée petite fille abîmée. Aujourd'hui je suis bien."

Arvida, "Paris sous la pluie", p. 197

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"Après il y avait eu Paul et toutes ces années où elle l'avait aimé à en avoir mal au coeur, à n'en pas dormir de la nuit. Elle travaillait à l'époque dans un quartier assez dur. En finissant vers deux heures du matin elle appelait Paul du bistro pour qu'il vienne à sa rencontre. Ils s'apercevaient de très loin l'hiver au milieu des tempêtes de neige et sur quelques centaines de mètres ils apparaissaient et disparaissaient au regard de l'autre dans de grands nuages de poudrerie qu'ils soulevaient eux-mêmes. Ils s'embrassaient et revenaient chez eux et sortaient le froid de leurs os en frottant les uns contre les autres leurs membres transis et en épousant de tout leur corps la chaleur et la peau de l'autre. Il fallait être très pauvres et désespérés pour s'aimer comme ça et il y avait quelque chose de rassurant à savoir qu'elle ne retournerait jamais là-bas. Les comptes se payaient facilement et les grandes douleurs adolescentes s'étaient taries en elle. Elle était pour toujours à l'abri de la tourmente mais elle en payait le prix. 

À ceux qui restent en dedans quand il fait mauvais dehors le grand amour est interdit."

Arvida, "Paris sous la pluie", p. 200

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